Nous vivons à une époque où le mot « effondrement » n’est plus réservé aux dystopies ou aux scénarios de science-fiction. Il s’invite dans les débats publics, les conférences scientifiques, les conversations quotidiennes. Qu’il s’agisse de l’effondrement des écosystèmes, des équilibres climatiques, ou des systèmes économiques et sociaux, l’idée d’un basculement profond devient de plus en plus crédible — et avec elle, un cortège d’émotions puissantes, souvent déstabilisantes. La santé mentale, elle aussi, vacille face à ces bouleversements.
Le dérèglement climatique ne menace pas uniquement nos côtes, nos cultures ou nos infrastructures. Il affecte aussi notre équilibre intérieur, nos repères, notre capacité à nous projeter. De plus en plus de psychologues, de psychiatres et de chercheurs alertent sur les effets psychiques d’un monde en mutation rapide : éco-anxiété, solastalgie, stress post-traumatique après des événements climatiques extrêmes, sentiment d’impuissance chronique… Autant de manifestations d’un mal profond, encore peu pris en compte dans les politiques de santé publique.
Car il faut le dire clairement : le climat impacte l’esprit. Et l’anticipation d’un effondrement global — qu’il soit graduel ou brutal — pèse lourd sur le psychisme. Face à la perspective d’un avenir instable, incertain, voire invivable, certains développent une angoisse existentielle difficile à verbaliser. D’autres sombrent dans un déni protecteur, une forme de dissociation pour ne pas céder à la panique. Entre ces deux extrêmes, une majorité de personnes oscillent, tentant tant bien que mal de rester lucides sans s’effondrer intérieurement.
Le défi, alors, n’est pas uniquement environnemental : il est aussi psychologique. Comment continuer à vivre, à aimer, à espérer dans un monde qui vacille ? Comment ne pas s’épuiser dans l’action, ou se refermer dans l’apathie ? Comment accompagner ceux qui sont déjà affectés, non pas par des événements climatiques directs, mais par la conscience même de leur imminence ? Ce sont là des questions encore trop peu présentes dans les cercles politiques et institutionnels, mais elles deviennent urgentes.
Certains professionnels de santé mentale commencent à intégrer ces enjeux dans leur pratique. L’écopsychologie, par exemple, propose une lecture nouvelle des symptômes liés à la crise écologique, en reconnectant la détresse individuelle à une souffrance collective, planétaire. Elle ne cherche pas à “soigner” les émotions liées au climat comme des pathologies, mais à les reconnaître comme des réponses saines à une réalité alarmante. Elle ouvre aussi des pistes thérapeutiques innovantes, comme la nature-thérapie, les rituels de deuil écologique ou les groupes de parole centrés sur la crise environnementale.
Mais au-delà du soin individuel, c’est un changement de culture que cette crise impose. Il ne s’agit plus seulement d’atténuer les symptômes, mais d’inventer ensemble des formes de résilience adaptées à l’époque. Cela peut passer par le collectif, par l’engagement, par l’art, la spiritualité, la reconnexion à la nature, la sobriété choisie. Il s’agit d’intégrer l’idée que la vulnérabilité psychique face à l’effondrement n’est pas une faiblesse, mais une expression d’empathie, de lucidité, d’appartenance au vivant.
Les années à venir s’annoncent difficiles. Le climat va continuer de se dérégler. Des territoires vont devenir invivables. Des ressources vont manquer. Il serait dangereux de croire que nos esprits, nos identités, nos structures sociales resteront intacts dans ce contexte. C’est pourquoi préparer l’avenir, c’est aussi prendre soin dès maintenant de notre santé mentale collective. Éduquer à la résilience émotionnelle. Reconnaître la légitimité de la peur et du chagrin. Créer des espaces où l’on peut parler de l’effondrement sans être jugé ni pathologisé.
Parce que face à l’effondrement, la question n’est pas seulement : comment éviter le pire ?
Mais aussi : comment rester humain au cœur de la tourmente ?